Réponse au discours de Mgr Claude Dagens

Le 14 mai 2009

Florence DELAY

Réception de Mgr Claude Dagens

 

Père, Monseigneur,

Recevant sous cette Coupole le père Lacordaire, l’historien et homme d’État qu’était François Guizot l’appela Monsieur. Mais lorsque Jean Guitton, sous la même Coupole, reçut le père Ambroise Marie Carré, un beau jour de février 1976, ne pouvant se résoudre à l’usage, il s’en délesta, et l’appela tout simplement Mon Père. En lui annonçant par ailleurs que la tâche qu’il aurait parmi nous serait difficile, qu’il serait « un religieux honoré, un pauvre accablé d’honneur, un apôtre voué à la grammaire ». Je pensais suivre l’exemple de mon prédécesseur et mettre en avant la vocation mystérieuse commune à ceux que nous désignons du nom de père. Mais lisant et relisant votre Méditation sur l’Église catholique en France, découvrant les travaux et les épreuves propres au ministère d’un évêque, j’ai pris le parti d’hésiter pour m’adresser à vous, entre vos responsabilités en l’Église, Monseigneur, et votre premier ministère, qui est de « réunir les enfants de Dieu dispersés ».

Père, ce mot magnifique sert nos deux familles, l’humaine et l’ecclésiale. Il relie les enfants que nous avons été à des pères très aimés, le vôtre, le mien, et les hommes qui le veulent bien à un Père invisible, dont vous êtes le messager. Terme que rien ne termine. Je songe aussi à tous ces Pères de l’Église qui vous ont guidé sur la route et que j’évoquerai tout à l’heure. Depuis que les hommes parlent, père est un mot qui n’a subi aucune altération, aucun vieillissement. Les mots travail, famille, patrie furent abîmés un temps au siècle dernier, sous le maréchal Pétain. Les mots liberté, égalité, fraternité ont souffert sous nos diverses républiques et souffrent encore, frappés d’irréalité bien avant de disparaître de nos pièces de monnaie. Les mots peuvent devenir aussi virtuels que les milliards dissipés. Le mot père, lui, reste un trésor.

Votre père humain, Marcel Dagens, vous l’avez beaucoup chéri, ainsi que votre mère Henriette. Je suis sûre que, de loin, ils sont avec nous. Vous aimez rappeler, effaçant votre propre parcours, que vos parents n’avaient que le certificat d’études, mais que vous avez tout appris d’eux sur l’essentiel de la vie. L’essentiel n’est donc pas à vos yeux les titres, Monseigneur. Du pontife, nous ne retiendrons que l’étymologie, pontifex :bâtisseur de pont.

Aucun de nous n’a oublié la visite que nous rendit, le dernier jeudi de mai 2007, un autre bâtisseur de ponts. Le cardinal Jean.-Marie Lustiger se trouvait déjà dans un établissement spécialisé en soins palliatifs quand il vint, en chaise roulante, nous dire adieu. Personne avant lui n’avait fait pareille chose, n’avait eu ce courage ou cette affection. Il prit brièvement la parole pour dire qu’il nous avait déjà quittés, qu’il ne reviendrait plus. Une grande détermination et une grande fragilité se dégageaient de sa personne. On eût dit qu’il prenait congé de nous autant qu’il nous donnait congé. Face à la mauvaise copie du portrait de Richelieu par Philippe de Champaigne, qui préside à nos séances, il annonça qu’il allait retrouver le cardinal là où il n’y a plus de cardinaux. Il ajouta qu’il continuerait à penser à nous là où il serait prochainement, nous renvoyant ainsi à notre propre mort, et donnant un futur rendez-vous à ceux d’entre nous qui croient au ciel, comme à ceux qui n’y croient pas.

Si je rappelle cet « à Dieu » aujourd’hui où nous fêtons votre arrivée, c’est qu’il fut, personnellement, la seule leçon magistrale que j’ai reçue de lui. Vous comprendrez ce « personnellement » : c’est un adverbe qui compte pour vous et qui revient sur vos lèvres et dans vos pages autant que l’adjectif personnel. Le cardinal avait été peu présent parmi nous, ses obligations l’en empêchaient. Tandis que, de la présence du père Carré, nous n’avons jamais été privés. Et dire que, spirituellement, c’est à lui que vous succédez, ne nuit en rien à la mémoire du grand historien, professeur de tous les Français, dont vous venez de prononcer l’éloge avec l’ardeur et l’exactitude qui, chez lui, allaient toujours de pair.

Au fait, n’est-ce pas Ambroise Marie Carré qui vous a désigné ? La lecture du rapport que vous avez rédigé en 1996, adopté et signé collectivement par l’assemblée plénière des évêques de France, cette Lettre qui constitue un acte aussi bien qu’un écrit, le surprit au point de dire qu’il n’avait pas lu depuis longtemps avec autant de plaisir un document d’Église. Grâce à lui, cette Lettre obtint un grand prix de notre Compagnie. Grâce à elle, il vous demanda de célébrer, un dimanche de septembre 2003, la messe anniversaire de ses soixante-dix ans de sacerdoce, où tous ses amis, religieux et laïques, se retrouvèrent autour de lui. Son acceptation douce, un brin amusée, de nos défauts, son indulgence, sa grâce, le désir tacite qu’il avait de notre salut, sans se faire trop d’illusions, demeurent aussi rayonnants en nous que ses écrits. Vous vous souvenez mieux sans doute que personne ici de ses conférences à Notre-Dame de Paris. Jeune normalien, vous alliez l’écouter parler du « vrai visage du prêtre ». Ne craignez point de lui succéder en tant qu’aumônier. Nous ne vous demanderons jamais de renoncer à votre style, qui est votre caractère. C’est votre caractère entier, votre vivacité, l’angle aigu de votre intelligence, vos accès d’humeur qui se tournent en humour, vos détestations pour les statistiques et les bilans moroses, la « petite musique », selon votre jolie expression, que vous chantez depuis vos débuts, bref, vos libertés que nous accueillons bras ouverts.

Le père Carré, encore un mot sur lui qui en mérite mille, l’air de rien, avait une « stratégie » dont il m’entretint un jour. Je prends de leurs nouvelles et je prends rendez-vous, m’expliqua-t-il, avec cette gaieté franciscaine qui le séparait un instant de son ordre. Il parlait de nous, des quarante, un peu moins selon les saisons. Je vais les voir et je leur demande avec un grand intérêt où ils en sont, ce qu’ils pensent, au vrai, de la vie et de la mort. C’est ce qu’il fit avec mon père, qui en resta coi. Ma mère, elle, fut enchantée. Aller interroger les grands hommes sur les grandes questions, la vie, l’amour, la mort, il n’y avait, croyais-je dans ma jeunesse, qu’une héroïne de Jean Giraudoux pour le faire. Mais non, il y avait, pour d’autres fins que romanesques, le père Ambroise Marie Carré.

Votre parcours visible, père, est si brillant que vous pourriez vous enorgueillir si le parcours invisible n’occupait la première place. Vous êtes né... Oh ! il n’échappe à personne ici que vous êtes du Sud-Ouest. Vous en avez le joli accent léger que je reconnais avec bonheur, car je suis un peu fille du Sud-Ouest. Roland Barthes en a décrit l’incomparable lumière, mais notre dictionnaire n’est pas assez amoureux des régionalismes pour avoir accueilli le mot barthe, toponyme désignant de par chez nous un terrain couvert de broussailles. Vos racines sont girondines et pyrénéennes par vos parents. Et de Bordeaux, où vous êtes né, le 20 mai 1940, à l’abbaye de Belloc, sise à Urt mais plus proche de La Bastide-Clairence, où vous retournez depuis quarante ans comme à un port d’attache, aux montagnes pyrénéennes où vous aimez tant marcher, hiver comme été, seul ou en compagnie, sans oublier les collines ni les chemins de la vallée du Marcadau, au-dessus de Cauterets, ni le Val-d’Azun, vous connaissez intimement ce pays. Vos amis savent qu’après avoir bien marché, vous vous mettez à chanter des airs d’opéra et d’opéra-comique que vous avez appris de votre père et de votre grand-père. Les paysages si différents que recouvre administrativement l’appellation « Sud-Ouest » n’ont pas de secret pour vous. Le journal qui porte ce nom, dont le siège est à Bordeaux, vous suit d’ailleurs de très près. Pas une de vos actions ou déclarations ne lui échappe. Il vous rend l’attention que vous lui portez depuis l’âge de sept ans, puisque vous avez commencé à le lire à cet âge, cherchant à savoir si les grandes grèves de 1947 empêcheraient ou non votre père de vous rejoindre en vacances. Oui, vous êtes avant tout de Bordeaux, et si Bordelais que même à Angoulême, votre diocèse d’évêque depuis 1993, vous habitez route de Bordeaux.

Votre père travaillait à la mairie, où il a fini sa carrière comme chef de bureau de l’état civil. Il était, dites-vous, champion en sténo et fut président de la Société de sténodactylographie du Sud-Ouest. L’appartement familial n’était pas grand, vous n’aviez pas le chauffage central, mais du feu dans la cheminée. Il n’y avait pas de livres, mais il y avait la conversation. Pendant les repas à la cuisine, on se racontait des histoires qui balayaient toute la région. Et aussi des histoires de sport, car votre grand-père paternel avait été soigneur de l’équipe de rugby de Bègles. Votre père avait non seulement joué au rugby, mais été arbitre de foot. On ne peut pas dire que vous ayez hérité de leurs capacités. En revanche, vous avez hérité de leur attention aux évènements du monde. Votre père était profondément intéressé par l’histoire politique. Il n’appartenait à aucun parti, mais il avait des convictions socialistes, ce qui sans doute contraria son avancement pendant le long règne de Chaban-Delmas. Votre mère avait été secrétaire dans une imprimerie jusqu’à votre naissance. Votre grand-mère maternelle, landaise, cuisinière du côté de Bayonne, puis de Bordeaux, vivait avec vous.

S’ils ne lisaient pas beaucoup, vous lisiez pour tous. Vous avez dévoré Jules Verne et Alexandre Dumas, comme plus tard l’œuvre de Bernanos et de Soljenitsyne. Vous passiez les grandes vacances sur le bord du bassin d’Arcachon, à Audenge, où, avec une joyeuse bande, vous alliez vous baigner et faisiez du théâtre. Fin septembre, avant la rentrée des grandes vacances d’alors, vous écriviez dans un cahier tout ce que vous aviez vécu. Vous avez commencé tôt à écrire, même des pièces de théâtre.

À Bordeaux, les fils des classes dirigeantes allaient au collège Sainte-Marie-Grand-Lebrun, les fils des classes modestes ou moyennes au lycée Montaigne, où l’on enfilait encore cette blouse grise qui faisait régner l’égalité, tablier laïque que vous avez partagé, de la sixième aux classes préparatoires, avec deux camarades demeurés vos amis, Gilbert Labat et Philippe Levillain. Ce lycée Montaigne semble avoir été une oasis de bonheur. Tous les professeurs étaient agrégés, on pouvait tout étudier à la fois, sans ségrégation. Vous suiviez la filière A’ – français, latin, grec, mathématiques, physique, chimie à égalité. Peut-être étiez-vous un peu jalousé parce que vous étiez premier en tout, sauf en gymnastique.

Dans les années 1950, une grande tension régnait entre tradition catholique et tradition laïque. Cette tension se concrétisait au lycée Montaigne entre le proviseur, franc-maçon, et l’aumônier, l’abbé Gouyon. Le proviseur semble avoir été intolérant mais respectueux, puisqu’il admit le cours de catéchisme le jeudi après-midi, et une messe à 7 heures du matin les jours saints. À quinze ans, vous étiez très impliqué dans ce combat. Un demi-siècle a passé. Vous considérez à juste titre ce combat caduc, et surmontés les prétendus rapports de force entre les deux traditions. Permettez-moi une incise qui nous rapproche d’aujourd’hui.

Les loges du département de Charente ont célébré en novembre dernier leur 250e anniversaire. Elles vous ont invité à un débat public sur un thème actuel : « Désenchantement et espérance ». Vous avez tranquillement répondu à cette invitation. Oh ! là ! là ! Que n’aviez-vous fait là ! Les plus rétrogrades d’entre nous ont poussé des cris d’orfraie. Père, nous ne sommes pas sortis de l’auberge ! Ils sont encore nombreux ceux qui ne supportent pas qu’un évêque soit républicain. Mettons les points sur les i avec l’ancien ministre Roger Fauroux qui, en janvier dernier, vous remettait les insignes d’officier de la Légion d’honneur : « Cher Claude [ce n’est pas moi qui parle, c’est lui], tu as compris, un peu avant les autres et à l’étonnement de quelques-uns, que la République laïque, cette version proprement française de la démocratie, représentait pour l’Église une chance [...]. Tu es en effet, cher Claude, un évêque républicain : ce n’est pas merveille car tu n’es pas le seul, Dieu soit loué ! Mais c’est une chose d’accepter de reconnaître, de respecter la République, et c’en est une autre de l’aimer. Et toi, comme moi, nous l’aimons par tradition familiale, par gratitude personnelle, pour l’aide qu’elle nous a apportée dans nos études, par réflexion théologique, historique, sociologique, que sais-je encore, et tout simplement par un élan du cœur, comme on peut aimer une personne ou son pays, ou son Église. »

Revenons donc à vos études laïques. À la fin de la classe de khâgne, vous êtes reçu à l’École normale supérieure, en juillet 1959. Rue d’Ulm, vous allez préparer l’agrégation de lettres classiques, après avoir hésité entre l’histoire et les lettres. Vous avez vingt ans. Commence alors une décennie capitale, où vous allez suivre les cours à la Sorbonne d’Henri Irénée Marrou, qui vous fait découvrir et aimer l’histoire de l’Antiquité païenne et de l’Antiquité chrétienne. De tous les maîtres que Dieu vous a donnés, vous empruntez volontiers cette expression au père Carré, il est sans doute celui qui vous a le plus profondément influencé.

De l’École normale supérieure à l’Institut, en passant par l’École de Rome et la Sorbonne, Henri Irénée Marrou fut un homme exceptionnel. À Lyon, engagé dans la Résistance avec « Témoignage Chrétien », à Paris, pendant la guerre d’Algérie, dénonçant la torture et œuvrant pour la paix. Sa foi et ses connaissances théologiques lui permirent de jouer un rôle important dans l’Église, avant et après le concile. Par ailleurs, membre de l’académie Charles Cros, il écrivit abondamment sur la musique ancienne et moderne et sur la chanson populaire, sous le pseudonyme d’Henri Davenson. Retenons ce que vous en disiez lors de la présentation du livre de Pierre Riché, préfacé par notre cher René Rémond : Henri Irénée Marrou, historien engagé. « Ce principe majeur, cette exigence fondamentale qui consiste à chercher la vérité et à la dire, à l’écrire, à en témoigner, en toutes circonstances, explique la plupart de ses prises de positions, y compris celles qui ont pu étonner tels ou tels de ses amis, parce qu’il mettait la vérité au-dessus de tous les conformismes politiques ou religieux. » Ses prises de positions, soulignez-vous, ont été « parfois incomprises parce qu’inclassables, irrécupérables ». Vous le dites avec admiration. C’est qu’il avait la liberté d’un homme extérieur à l’Église, liberté que ceux de l’intérieur, à certains moments, lui envient.

Si l’homme fut un modèle, son enseignement fut votre guide. Quand vous commencez à suivre ses cours, une chaire de patristique venait d’être créée pour lui à la Sorbonne, dont le titre, soigneusement choisi afin d’éviter les susceptibilités laïques, était : « Chaire d’Antiquité tardive ». Opérant un véritable retournement des choses, Marrou s’attachait à prouver que de l’interaction des cultures païennes et du christianisme était née une nouvelle culture, la nôtre. Dans un article intitulé Actualité des Pères de l’Église, il soutenait, dès 1958, qu’ils étaient « d’authentiques pères de l’Occident, à l’égal des classiques profanes ». La lecture qu’il fit de saint Augustin et spécialement de sa Cité de Dieu, œuvre composée à l’époque où les invasions barbares sapent les fondements de l’Empire romain, a orienté de façon décisive votre propre réflexion.

Les « âges sombres », dark ages selon la formule des historiens anglais de l’Antiquité tardive comme de l’époque contemporaine, font apparaître l’enchevêtrement de deux cités : la terrestre et celle de Dieu. « Et cet enchevêtrement radical, écrivez-vous, oblige à parler d’une ambivalence du temps de l’Histoire, où les processus de décadence s’accompagnent le plus souvent de processus de renouveau. » Tel est le sentiment que vous avez de notre propre temps. Vous allez tôt rencontrer, grâce à Henri Marrou, un Père de ces âges sombres de l’Église, qui deviendrait le sujet de votre thèse de doctorat ès lettres : Grégoire le Grand.

Mais nous n’en sommes pas encore là. Vous avez maintenant un peu plus de vingt ans. Rue d’Ulm, vous faites partie, avec votre ami Yves Chevrel, de ceux qu’on appelle les « talas » (qui vont à la messe), dont l’aumônier, l’abbé Brien, semble avoir eu un fort charisme. Il n’y a pas si longtemps qu’ici même Pierre-Jean Rémy l’évoquait à propos d’un autre normalien – ils sont nombreux parmi nous. C’est l’abbé Brien, en effet, qui emmena Dominique Fernandez à Rome avec un groupe de camarades, voyage qui décida de son amour pour l’Italie. À ce même abbé, vous alliez confier bientôt un autre amour.

Vous avez alors déjà l’habitude de prier tous les jours, vous entrez dans toutes les églises du Quartier latin, comme d’autres de la même promotion, fournée ou génération, entrent dans les cinémas du même quartier pour découvrir la Nouvelle Vague. Votre vague à vous a deux mille ans. Vous décidez de consacrer un mémoire à la prière.

Notre confrère des Inscriptions et Belles-Lettres, le professeur Jacques Fontaine, se souvient encore du jeune normalien qui vint lui demander de diriger en patristique latine son premier travail de recherche, qu’il souhaitait consacrer à la prière chrétienne dans l’Antiquité... La démesure d’un tel sujet inquiéta notre confrère. Mais il fut rassuré par la tranquillité avec laquelle son interlocuteur maintint et justifia son projet.

Un jour, à Saint-Jacques-du-Haut-Pas, quelque chose change. Vous passez de la prière à l’oraison, vous sentez la Présence toute proche. Vous vous en ouvrez à l’abbé Brien. Voilà, c’est fait, vous êtes sorti du temps ordinaire. Et la veille d’un écrit d’agrégation – l’épreuve de dissertation française –, vous faites part à votre ami Chevrel de votre intention de devenir prêtre.

Il ne m’est pas donné de savoir pourquoi vous poursuivez pendant quelques années ce qui peut sembler un chemin dans l’Éducation nationale. Après avoir obtenu l’agrégation de lettres classiques, vous bénéficiez, en tant que normalien, d’une année supplémentaire, que vous passez à Rome. Vous y suivez les cours de l’Institut pontifical d’archéologie chrétienne, dont vous êtes licencié. On vous retrouve l’année suivante à Bordeaux, professeur de lettres au lycée Montaigne où vous aviez fait vos classes, puis de 1965 à 1967, à l’École de Rome, où vous poursuivez des recherches en iconographie paléochrétienne et commencez votre thèse sur le pape saint Grégoire le Grand. Il ne m’est pas donné de savoir, disais-je, si l’obstacle insurmontable qui se présenta et freina votre décision n’était pas la douleur qu’éprouva votre mère à l’annonce de votre vocation. L’Église lui prenait, en effet, son fils unique.

J’ai dit trop légèrement : voilà c’était fait. Cela se préparait depuis longtemps. Depuis votre premier séjour à l’abbaye de Belloc, où l’aumônier du lycée Montaigne de Bordeaux, l’abbé Gouyon, devenu par la suite cardinal, vous avait envoyé, tout en vous prévenant contre le père hôtelier, Ildefonse Darricau, dont les idées étaient un peu « spéciales », avait-il précisé. Or, c’est justement avec le père hôtelier que vous avez sympathisé. En quoi les idées d’Ildefonse Darricau étaient-elles spéciales ? Aurait-il été moderniste ? Sensible à ce « modernisme » qui terrifia l’Église parce qu’il affrontait le conflit entre la science et la foi, qu’il envisageait le mariage des prêtres, et la liberté de n’obéir qu’aux Évangiles ? Pauvre père Darricau, qui se posait peut-être les mêmes questions que Monsieur Pouget, héros du meilleur livre de Jean Guitton, soupçonné d’hérésie, alors que les questions qu’il posait se posent toujours, questions qui fabriquent des « crises » – mot auquel vous êtes allergique, puisque des crises, il y en a toujours eu, et que, sans mouvement, rien ne bouge.

C’est à Rome que vous avez pris votre décision. Vous aviez le soutien implicite de votre père contre le désespoir explicite de votre mère. Frère Marc, de l’abbaye de Belloc, m’a raconté comment lui-même, à 20 ans, avait annoncé à ses parents un 15 août, au dessert du déjeuner de famille, à Biarritz, qu’il voulait devenir moine à Belloc. « Mais j’avais six frères et sœurs, ajouta-t-il. Claude Dagens, lui, était fils unique. L’annonce fut plus rude. L’espoir humain s’envolait. » Car votre mère espérait des petits-enfants, et la carrière universitaire qui se profilait.

Vous vous revoyez encore, m’avez-vous confié, postant de Rome votre lettre de démission à l’Éducation nationale, et disant adieu à votre vocation d’historien. Vous entrez en septembre 1967 au séminaire des Carmes, vous poursuivez vos études de théologie à l’Institut catholique de Paris, et vous avez trente ans quand vous recevez l’ordination sacerdotale, le 4 octobre 1970, à Bordeaux, en présence de vos parents. Sur des photographies prises au début de l’ordination, votre mère a les traits tirés, le visage triste. Mais le lendemain, dites-vous, elle n’était plus la même. Enfin réconciliée.

À l’église Sainte-Eulalie vos parents s’étaient mariés, à Sainte-Eulalie vous aviez été baptisé et vous aviez été avec eux à la messe de 9 h le dimanche, qui n’était pas la grand-messe, à Sainte-Eulalie vous fûtes ordonné prêtre. J’ignore le chemin qui va de votre paroisse à la cathédrale, il ne doit pas être bien long. Je sais seulement que dix-sept ans la séparent de la cathédrale de Bordeaux, où vous recevrez l’ordination épiscopale.

Jeune prêtre, vous êtes rattaché à la paroisse Saint-Jacques-du-Haut-Pas, à Paris, là même où vous aviez été appelé. Cette année-là paraît votre premier livre aux Éditions ouvrières, préfacé par l’abbé Brien et dédié à vos parents. Vous me l’avez offert en disant : « Je n’ai pas changé. » On y trouve, en effet, les grands thèmes sur lesquels vous ne varierez pas. Son titre : Éloge de notre faiblesse. « L’éloge de la faiblesse, écrivez-vous, c’est Jésus lui-même qui l’a fait le premier, ce sont les Béatitudes. » Faiblesse du Christ : il souffrit d’angoisse dans le jardin des Oliviers, et sur la croix un instant douta de son père. Faiblesse de Pierre : dans la cour du grand prêtre, où la gardienne l’a fait entrer et où il se réchauffe, on lui demande par trois fois s’il n’est pas un des disciples de l’homme arrêté. Et Pierre, qui a peur, par trois fois, dit que non. Un coq chante. Or le soir même, à sa déclaration d’amour Jésus avait répondu : « Tu donneras ta vie pour moi ? Eh bien je dis qu’avant que le coq chante tu m’auras renié trois fois. » Les larmes de son repentir ont inspiré bien des peintres. Si Pierre est la pierre sur laquelle s’édifie l’Église, il ne faut pas désespérer qu’elle se renie parfois.

Dans votre premier livre, vous soulevez avec courage et lucidité un « divorce dramatique », qui affecte l’Occident catholique, entre la foi et la charité, deux vertus théologales qui devraient rester indissolublement liées, « car elles ont même racine, même source et même fin ». D’un côté, les docteurs, de l’autre, les pasteurs, d’un côté, les défenseurs de la catéchèse, de l’autre, les partisans de l’action. D’un côté, ceux qui proclament leur attachement à Dieu, leur obéissance au pape et aux évêques, de l’autre, ceux qui ont le souci d’imiter le Christ, d’obéir au Sermon sur la montagne et au seul commandement qu’il nous a laissé : l’amour.

Lorsque vous analysez au début des années 1970 l’inquiétude de l’Église postconciliaire, vous distinguez deux familles d’inquiets : les alarmistes et les mécontents. Les premiers redoutent par principe le moindre changement et veulent « maintenir à tout prix les habitudes mentales ou pratiques héritées du passé ». Vous les voyez enclins au pessimisme, comme si la cause de Dieu était à moitié perdue, pessimisme qui leur inspire des combats d’arrière-garde. Ces alarmistes ne sont-ils pas les intégristes d’aujourd’hui ? Vous n’êtes pas plus tendre avec les mécontents, qui se déchaînent contre l’affadissement de l’Évangile et les compromissions de l’Église. Mais s’en prendre uniquement à l’appareil ecclésiastique, et non à soi-même, n’indique-t-il pas une foi chancelante ? demandez-vous. « S’ils se montrent si exigeants, c’est peut-être qu’ils n’osent plus l’être à l’égard d’eux-mêmes. » Ces deux familles illustrent la séparation entre foi et charité. Quand foi et charité se séparent, insistez-vous, « c’est la synthèse chrétienne qui est menacée ». L’opposition, qui confinait au dualisme, vous paraît dépassée et le contexte pastoral actuel tout à fait différent. Si les deux mouvements se sont réconciliés, reste à les conjuguer, avancez-vous prudemment. Bienheureuse grammaire.

En qualifiant d’inquiétude ce que d’autres appellent crise, vous donnez à penser que la vie quiète et reposée n’est pas si désirable. On en a entendu, des crises, sous cette Coupole, chaque fois qu’un religieux y était accueilli. La crise moderniste, quand entra Monseigneur Louis Duchesne, puis son successeur, l’abbé Bremond. La crise présente, disait Jean Guitton au père Carré, précisant qu’elle ne pouvait guère étonner « ceux qui ont étudié la postérité de tous les grands Conciles ». La crise, disait le cardinal Lustiger citant le cardinal Decourtray, avait commencé bien avant le pontificat de Jean XXIII. Mais vous n’entendez pas sous ce terme le bruit des catastrophes et des effondrements. Vous retenez que crisis, en grec, renvoie au verbe juger ou discerner, « c’est-à-dire, regarder au-delà des apparences immédiates pour voir ce qui émerge, ce qui est en train d’apparaître et qui demande à être soutenu et encouragé ».

L’affaire est entendue. Les statistiques ne vous inquiètent pas davantage. Vous les estimez respectables, utiles, indiscutables, mais de là à accorder aux sondages une espèce d’autorité transcendante, non ! C’est pourquoi les visites à la Curie vaticane – combien de baptisés ? combien d’ordinations ? combien de conversions ? – vous mettent de mauvaise humeur. Permettez-moi de vous offrir en guise de baume cette maxime de mon prédécesseur : « La qualité est la quantité à l’état naissant. » Or c’est l’état naissant qui vous intéresse, l’aube du jour présent. Ce que vous constatez personnellement à l’intérieur comme à l’extérieur des églises. Car il existe heureusement une autre espèce d’inquiets, ceux qu’anime l’impatience de réconcilier la famille, de l’agrandir, ceux qui regardent loin en arrière les premiers chrétiens, une poignée d’hommes et de femmes, ceux qui aperçoivent loin en avant la petite fille Espérance, bref des guetteurs non mélancoliques, les apôtres.

La vie d’un apôtre ? Tous les jours, même la nuit tombée, célébrer, conforter, rassurer, accueillir, écouter, conseiller, pardonner. Dans le courrier considérable qui vous est adressé, en particulier de jeunes gens, vous ne voyez plus les fautes d’orthographe. Un garçon vous confie : « Le plus grand bonheur ce n’est pas de se souvenir, c’est d’oublier. » La vie pastorale, c’est suivre aussi bien chacun de ses paroissiens que les autres, guider le troupeau entier à la rentrée, pendant les vacances, les retraites, catéchiser surtout. Célébrer le temps ordinaire et le temps extraordinaire, Noël à Noël, Pâques à Pâques, et renouveler sans cesse les homélies du dimanche au cours des années liturgiques A, B, C qui reviennent. Sans oublier les tâches propres à l’épiscopat – de la commission doctrinale à la commission diocésaine des bâtiments du culte, réunions, rapports, prises de position publiques – toutes ces tâches temporelles auxquelles doit faire face le « veilleur » (speculator). « Veilleurs de Dieu », telle est la définition des évêques selon Grégoire le Grand. Vous la reprenez à votre compte.

Un jour, en vous lisant, j’ai eu la réponse à une question que je me posais depuis longtemps à propos de la répétition, comment ne pas être las de recommencer sans cesse à enseigner ou à commenter les mêmes choses ? Vous y répondez par le truchement de saint Augustin, en citant ce magnifique passage d’un petit traité destiné à la catéchèse des ignorants : « Si nous sommes lassés d’avoir à répéter constamment des banalités faites pour des petits enfants, adaptons-nous à ceux-ci avec un amour fraternel, paternel, et maternel ; et, quand nous serons en union avec leur cœur, cela nous paraîtra neuf à nous-mêmes [...]. N’est-ce pas ce qui arrive d’ordinaire lorsque nous faisons visiter, à des gens qui ne les avaient auparavant jamais vus, des sites grandioses et beaux, soit en ville, soit à la campagne, devant lesquels nous passions désormais sans agrément aucun à force de les voir ? Notre plaisir ne se renouvelle-t-il pas dans le plaisir qu’ils tirent, eux, de cette nouveauté ? Et cela d’autant plus qu’ils sont davantage nos amis, car plus ce lien d’amour nous identifie à eux, plus aussi redevient neuf à nos yeux ce qui avait vieilli. »

Ainsi apprenez-vous sans cesse ce que vous enseignez et c’est pourquoi vos livres ne ressemblent pas aux nôtres. Ils sont vivants de tous les lieux et de toutes les circonstances où vous les avez premièrement parlés. Dans des diocèses de France certes, mais aussi bien de Suisse, de Belgique ou d’Allemagne – dont vous parlez la langue aussi couramment que le latin, l’italien et l’espagnol –, devant des laïcs aussi bien que des prêtres, devant des lycéens, des étudiants, des journalistes, des élus locaux de Charente, au Sénat comme à Sainte-Eulalie.

Parmi toutes vos interventions – conférences, méditations, homélies, lettres pastorales –, je veux retenir un dialogue, trois saints, et une proposition.

« Jésus dit à Simon : Avance en eau profonde et jetez vos filets pour attraper du poisson. Simon répond : Maître, nous avons peiné toute la nuit sans rien prendre, mais, puisque tu le demandes, je jetterai à nouveau les filets » (Luc 5,4). Ce dialogue a retenti durablement en vous. L’appel de Jésus, la réaction de Simon Pierre vous semblent d’une vive actualité en ce début du troisième millénaire. Vous y voyez inscrite la mission chrétienne d’autant mieux que le Duc in altum latin se peut aussi bien traduire par « Avance en eau profonde » que par « Va au large ». La notion de altus s’évalue en latin dans la direction de bas en haut, enseigne Benveniste, « c’est-à-dire du fond du puits en remontant ou du pied de l’arbre en remontant, sans égard à la position de l’observateur, tandis qu’en français profond se définit en directions opposées à partir de l’observateur vers le fond, que ce soit le fond du puits ou le fond du ciel ». Hauteur et profondeur de la foi, largesse de la mission, vous revenez inlassablement sur ce double mouvement. Va au large devient un livre. Il faut oser affronter le grand large, il est tout aussi vital de plonger au plus profond.

Sur les traces du Christ. Dans ce livre qui réunit trois retraites que vous avez dirigées pour les prêtres de votre diocèse à Rome, à Assise et à Lisieux, vous revenez à Simon Pierre. Vous faites un portrait saisissant de celui que la Passion et la Croix rebutent. Quand Jésus enseigne à ses disciples qu’il faut que le Fils de l’homme souffre et soit mis à mort, Pierre le tire à part et le réprimande. Quand Jésus veut lui laver les pieds, il sursaute : « Toi, Seigneur, me laver les pieds ! Me laver les pieds à moi, jamais ! » La nuit de l’arrestation, nous l’évoquions tout à l’heure, il le renie par trois fois. Pourquoi, demandez-vous, Jésus a-t-il choisi cet homme-là, capable d’une telle bassesse, pour être le premier des apôtres ? Eh bien, répondez-vous, parce qu’en dépit ou à cause de sa faiblesse, reprise du grand thème, Jésus s’était engagé auprès de lui, comme il s’engage auprès de chacun. Et Pierre sera « sauvé, relevé, recréé ».

À Assise, vous suivez les pas de saint François, sa jeunesse et sa joie. N’est-il pas étonnant de devoir à deux marxistes ces deux grands films du cinéma italien que sont les Fioretti, de Roberto Rossellini, et Uccellacci e Uccelini, de Pier Paolo Pasolini ? Ce n’est pas seulement la joie du Poverello, qui chante et danse avec l’enfant de la crèche, que vous proposez en modèle, c’est aussi son respect de l’Église réelle, qu’il aima en dépit de ses dérives.

Thérèse de Lisieux, elle, incarne la combativité. Que la patronne des missionnaires n’ait jamais quitté sa Normandie (sauf pour un pèlerinage à Rome) vous paraît un message. Son désir d’aimer traversait l’espace. Elle était sûre que Dieu exaucerait ses « désirs infinis ». Avant la publication de son Histoire d’une âme, l’adjectif « infini » fut rayé par un théologien, vous vous faites un plaisir de le rappeler. « Dieu n’est pas du côté de l’enfermement de nos désirs », insistez-vous. Dans les derniers mois si douloureux de sa courte vie, Thérèse fut éclairée par les prophéties d’Isaïe sur le Serviteur souffrant, qui annonce Jésus. Elle fit avec eux l’expérience des ténèbres qui précèdent la mort, cette mort que notre temps ne veut plus considérer et que vous accompagnez si souvent. Vous n’hésitez pas à rapprocher Thérèse d’une autre femme que vous admirez : Madeleine Delbrêl, assistante sociale à Ivry, milieu athée, dont vous citez souvent l’ouvrage : Villes marxistes, terres de mission. Elle trouva chez la jeune carmélite un encouragement à vivre son propre combat spirituel, combat, selon Rimbaud, plus terrible que la bataille d’hommes. L’esprit de Madeleine Delbrêl est celui de la Mission de France, des prêtres-ouvriers entre autres. Quoi d’étonnant à ce qu’un prêtre de la Mission de France soit votre plus proche ami ?

Quant à la proposition, nous en avons déjà parlé, c’est le sujet de la lettre que vous aviez écrite, cosignée par les évêques de France et qui fut traduite en six langues. Proposer la foi, soit la présenter, la soumettre sans arrogance, venait en droite ligne de l’homélie de Jean XXIII pour l’ouverture du concile de Vatican II, dans la société actuelle, portait votre sceau. Coup d’éclat que d’avancer la redoutable épithète, vu les sondages, coup d’éclat sans éclat, ce n’était pas un coup du tout : c’était une réflexion relevant du « réalisme chrétien », que vous prônez contre tous les irréalismes. C’était aborder franchement une situation critique. « Nous refusons toute nostalgie pour des époques passées où le principe d’autorité semblait s’imposer de façon indiscutable. Nous ne rêvons pas d’un impossible retour à ce que l’on appelait la chrétienté. » Évacué, donc, le regret lancinant des vieux milieux catholiques, le même qu’évoquait déjà Marrou à la mort d’Emmanuel Mounier, regret « de ne pas avoir plutôt vécu sous saint Louis, ou à défaut sous Louis XIV, à la rigueur Charles X, voire Mac-Mahon ». Quel oxygène ! Enfin renversée la fable de La Fontaine : c’est le pot de terre désormais qui propose au pot de fer un voyage.

Le plus long voyage que vous avez entrepris, Monseigneur, nous conduit au viie siècle vers un magistrat chrétien porté à la tête de l’Église, un pape qui mena « la barque de Pierre avec l’énergie et l’esprit autoritaires d’un magistrat de la vieille Rome », mais qui adopta pour lui-même l’humble titre de serviteur des serviteurs de Dieu (servus servorum Dei). Il s’agit de Grégoire le Grand, votre « maître et ami ». Vous lui avez consacré une thèse splendide qui élucide son action, sa mission, sa personne, et nous éclaire sur vous-même. J’ai eu la chance de la lire dans l’exemplaire que me prêta le professeur Fontaine et qui est coché avec jubilation. « Culture et expérience chrétienne », tel en est le sous-titre. Sur la couverture même du livre, la conjonction qui sépare les deux termes est soulignée par trois fois. Une des originalités de votre analyse est, en effet, d’étudier parallèlement la finalité de la culture chrétienne et les structures de l’expérience chrétienne. Pour montrer que la voie nouvelle ouverte par Grégoire le Grand était justement leur synthèse. Loin de moi l’idée de résumer une telle somme ! J’évoquerai seulement deux ou trois traits qui ramènent vers vous : la tension de sa vie en premier. Vous allez jusqu’à parler d’un écartèlement entre les charges temporelles et la vie spirituelle, lui que la nostalgie du repos monastique hantait. Mais les circonstances vouèrent ce contemplatif à l’action. Il fut tenté de refuser la « promotion extérieure » qui lui faisait craindre pour la tranquillité de son âme, mais il l’accepta. J’avoue humblement que cette tentation me le fit confondre avec un autre Grégoire, Grégoire de Nazianze, qui aimait tant la solitude qu’il prit la fuite quand on le nomma évêque. Ce qui n’est pas votre cas !

Du quatrième docteur de l’Église latine, vous faites un docteur de la vie mixte, caractérisée par l’alternance de l’intériorité et de l’extériorité. « Cette dialectique et cette alternance, écrivez-vous, servent à structurer, de façon particulièrement nette, sa conception du ministère pastoral. » Sa pratique de la vie mixte a inspiré la vôtre. Pour vous aussi, l’expérience est le meilleur moyen d’acquérir la sagesse. Et le langage grégorien de l’expérience dénonce la contradiction qui consiste à dire et à ne pas faire. Sa conviction que « la sagesse chrétienne repose non sur un savoir théorique mais sur une expérience personnelle » est devenue la vôtre. Remarquable est à cet égard le chapitre où vous développez une vertu que Grégoire considère comme la qualité principale en vue de la direction des âmes et de l’instruction des fidèles, la discretio, sens de la mesure, prudence, équilibre du jugement, en un mot : discernement. Nous voilà reconduits au sens grec du mot crisis. Au-delà des apparences, vous discernez une parenté entre notre temps et le temps de violences et de menaces qu’il vécut. L’Église d’Occident était passée aux Barbares et il avait à défendre et à reconstituer les structures ecclésiastiques. Ce dont Grégoire a été l’inspirateur est, je vous cite, « une culture de la foi mise à l’épreuve par les évènements de l’histoire, une culture de la lutte chrétienne, et pas du tout une culture de l’assurance et encore moins du triomphe ». Dans pareilles circonstances historiques, la foi ne peut être qu’une proposition, n’est-ce pas ?

Votre thèse fut dactylographiée par votre père, qui, sans être bachelier, s’empara du Gaffiot et vérifia toutes les citations latines sans guère se tromper. Après la soutenance en Sorbonne, vous enseignez à la faculté de théologie de Toulouse, dont vous devenez doyen de 1981 à 1987. C’est alors Bordeaux-Toulouse, Toulouse-Bordeaux, où vous exercez un double ministère, professeur au séminaire interdiocésain, et prêtre auxiliaire à la paroisse Saint-Ferdinand, jusqu’à votre ordination épiscopale. Vous commencez par être évêque auxiliaire de Poitiers, pas trop éloigné de la maison de retraite où votre père, désormais veuf, vieillit et où vous allez le voir, le plus souvent possible. Telle est la piété filiale.

Ignace d’Antioche, Irénée de Lyon, Athanase d’Alexandrie, Clément d’Alexandrie, Grégoire de Nazianze, Grégoire de Nysse, Cyrille de Jérusalem, Cyrille d’Alexandrie, Basile de Césarée, Eusèbe de Césarée, Hilaire de Poitiers, Isidore de Séville, comme ils sont beaux ces noms composés d’un prénom et d’un lieu du monde. Jusqu’à avant-hier, j’ignorais tout ce que la patristique doit à ceux qui la firent entrer à l’université : Pierre de Labriolle, Pierre Courcelle, Henri Irénée Marrou, entre autres. Grâce à eux « saint Augustin a été enfin reçu à l’agrégation », plaisante un autre de ces grands chercheurs. Entendons par là que ses Confessions, ou Aveux, chef-d’œuvre universel, figurèrent pour la première fois à un programme d’agrégation de lettres classiques.

Leur redécouverte n’eût pas été possible sans la collection « Sources chrétiennes », publiée aux Éditions du Cerf, qui entreprit de les publier tous. L’histoire de Sources chrétiennes est enthousiasmante. Fondée pendant l’Occupation par le père Fontoynont, le père de Lubac et le père Daniélou, à Lyon, capitale de la Résistance, de toutes les résistances, la collection avait pour but d’inscrire résolument le travail de la foi et de la théologie chrétienne à l’intérieur de la culture universitaire. Le renouveau patristique suscité par la collection fut aussi d’une grande importance pour préparer le concile de Vatican II, auquel nous sommes si attachés.

Le jeudi de votre élection, nous sommes allés selon l’usage vous féliciter. Vous nous attendiez, c’était prévisible, aux Éditions du Cerf, dans une salle où se trouvent les volumes de la collection. Vous y avez aperçu la Lettre à Diognète que vous citiez tout à l’heure, et vous en avez cité le même passage à Jacqueline de Romilly, dont jeune homme, vous suiviez les cours : « Ce que l’âme est dans le corps, les Chrétiens le sont dans le monde. L’âme est répandue dans tous les membres du corps, elle soutient le corps. Les Chrétiens sont dispersés dans les cités du monde, ils soutiennent le monde. » « Eh bien, ils ont du travail ! », a aussitôt répliqué Jacqueline de Romilly avec sa vivacité coutumière. Et comme, un peu plus tard, elle protestait que le monde existait bien avant l’Église, vous n’avez pas hésité à lui dire : « Oui, mais les Pères de l’Église font commencer son histoire avec Abel, le premier des justes vaincu par le mal. » « Et qui sont ces Pères de l’Église » ? a-t-elle demandé. Vous avez répondu : « Lisez le père de Lubac ! ». « On ne va pas s’ennuyer avec vous », en a conclu notre Secrétaire perpétuel, qui suivait avec intérêt cet échange.

Le père Henri de Lubac n’est jamais loin de votre esprit. Pour cet homme plein de foi et de science, le temps était venu de relire les textes sacrés dans une autre perspective et d’en refonder l’interprétation. Alors il fut interdit d’enseignement. Et puis le vent souffla et il fut nommé cardinal. Le vent souffle où il veut.

En 2006, pour la parution du 500e volume de Sources chrétiennes, c’est à vous, Monseigneur, qu’il fut demandé de préfacer un traité du iiie siècle pas aussi inactuel qu’on pourrait l’imaginer : L’Unité de l’Église, de Cyprien de Carthage, cri d’alarme et appel passionné. Le contexte est dramatique : beaucoup de baptisés ont renié leur foi durant la persécution décidée par l’empereur Decius. Ils ont « failli », ils sont devenus lapsi, littéralement « ceux qui ont cédé », par peur, et le problème pastoral qui se pose est celui de leur réintégration. L’évêque de Carthage, qui redoute moins les menaces extérieures des autorités païennes que les ennemis cachés à l’intérieur de l’Église, se heurte à l’excessive indulgence des confesseurs envers les apostats. Par ailleurs, Cyprien semble avoir soutenu un jour la prééminence de l’évêque de Rome, un autre jour l’égale autorité des évêques. Mais vous renvoyez cette querelle en précisant qu’il n’est pas un théoricien, qu’il est « un pasteur qui souffre ».

« Souffrir pour et par l’Église. » L’article important que vous avez récemment publié dans le journal La Croix reprend le titre d’un chapitre de votre Méditation sur l’Église, écho de celle du père de Lubac. Vous partez de ses propres épreuves pour aborder les vôtres et celles du clergé d’aujourd’hui, aux prises avec une société, dans l’ensemble, assez découragée. Une de vos premières directives est de ne pas se laisser gagner par l’inertie, la torpeur.

Ces mots ont fait revenir dans mon esprit une maladie de l’âme que le Moyen Âge craignait comme la peste et dont les symptômes étaient justement l’inertie, la torpeur, la somnolence, l’apathie, la paresse, la faim et la soif d’autre chose que de Dieu, car elle était supposée attaquer les hommes se destinant à Dieu. Son nom était la tristesse au sens fort, la tristitia qu’on assimilait à l’acedia, inappétence ou non-désir qui conduit l’âme vers sa mort. Péché capital dont un démon particulier s’occupait, qui pénétrait dans les cellules et les cloîtres sur l’heure de midi, la sixième heure selon l’ancien comput, et qui portait de ce fait le nom de démon méridien. Sorti des couvents pour contaminer la société entière, ce démon très agile a pris depuis bien d’autres formes. Du Démon de midi de Paul Bourget au Monsieur Ouine de Bernanos, maître du ni oui ni non, autant dire maître en découragement.

Votre aumônier de la rue d’Ulm, lui, présentait le Christ comme un maître de bonheur. Gaudium de veritate. C’est la leçon de saint Augustin, si l’on pense avec la philosophe Simone Weil que la Vérité est le pseudonyme de Dieu. Augustin savait de quoi il retournait, car pour trouver cette joie il avait fait le tour de tous les systèmes philosophiques de son temps. Comme je suis plus l’intime des poètes que des saints, permettez-moi de vous offrir ces vers d’Apollinaire qui, dans le premier poème d’Alcools, célèbrent la flamboyante gloire du maître en vérité :

C’est la torche aux cheveux roux que n’éteint pas le vent
C’est Dieu qui meurt le vendredi et ressuscite le dimanche
C’est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs
Il détient le record du monde pour la hauteur.

Personnellement c’est la joie qui m’a rapprochée du christianisme, après que je l’avais abandonné. La tristesse est mon ennemie personnelle, en littérature comme en religion. Et quand ma petite-nièce refusa d’aller au catéchisme sous prétexte, disait-elle, que ça la rendait triste, j’en fus aussi désolée que vous lorsque vous entendez une petite fille refuser la catéchèse en disant : « C’est du passé. » Passé, non, triste, non plus. Depuis qu’elle n’est plus celle des martyrs, l’Église ne récolte que de mauvais fruits quand elle met en avant la souffrance et le dolorisme. La souffrance est une mauvaise rencontre. Mieux vaut parler voyage et promesse.

Connaissez-vous, père, ce beau livre d’un poète de chez nous, même s’il est né à Montevideo, Jules Supervielle, qui s’intitule Boire à la source ?Avez-vous vu l’inscription qu’il a choisie pour sa pierre tombale, à Oloron-Sainte-Marie ?

Ce doit être ici le relais
où l’âme change de chevaux.

Quand je traduisais dans ma jeunesse Procès en séparation de l’Âme et du Corps, un acte sacramentel de Calderon, et que je coupais, insouciante, des raisonnements qui m’ennuyaient, j’ignorais qu’ils faisaient appel à ces Pères qui ont réuni l’Orient et l’Occident : Augustin, Jérôme, Ambroise, Jean Chrysostome... L’acte sacramentel, genre théâtral unique et populaire au Siècle d’or, célébrait l’action de l’eucharistie et se fondait en grande part sur leur enseignement. Comme tout devient plus clair aujourd’hui.

Mais comme je pourrais m’assombrir en songeant aux horreurs qu’ils ont répandues sur les femmes. Je les cite avec peine, n’ayant jamais imaginé que le sort de mon sexe dit beau, second et faible, était un destin. Pour Thomas d’Aquin je corresponds « au second dessein de la nature, de même que la putréfaction, la difformité et la décrépitude ». Pour Albert le Grand, je suis moins qualifiée que l’homme pour la morale, car je contiens plus de liquide. Je suis « un homme raté », dont on doit se garder « comme d’un serpent venimeux ». Pour Clément d’Alexandrie, la conscience même de ma nature ne devrait évoquer en moi qu’un sentiment de honte. Brisons-là.

Rien dans les Évangiles n’annonce semblable opprobre. Nous sommes, avec les apôtres, les premières amies du Christ. « Les femmes, ses amies », répétait l’ancien évêque auxiliaire de Paris, Daniel Pézeril. Dans l’Évangile du disciple préféré, Jean, c’est à la femme aux cinq maris, une étrangère de Samarie, que Jésus confie pour la première fois qui il est. C’est la femme aux parfums qu’il défend contre ses disciples. C’est la femme infidèle qu’il refuse de condamner. C’est pour ses sœurs Marthe et Marie qu’il ressuscite Lazare. C’est à Marie de Magdala qu’il apparaît en premier le matin de sa Résurrection. « Femme » dit-il à sa mère, comme si tel était son prénom. « Femme » dit-il aussi doucement à l’infidèle qu’à Marie-Madeleine. Oui, les femmes ses amies.

Les petites mains du christianisme, comme dans les ateliers de haute couture, sont essentiellement féminines, vous le savez bien. Parmi les relais paroissiaux, si essentiels dans la vie ordinaire, ce sont elles qui permettent aux églises d’être ouvertes, accueillantes, fleuries et pleines de chants. Bref, elles ont une grande part dans cette « visibilité de l’Église », question sur laquelle vous travaillez actuellement.

Vous abordez cette grande question en faisant vôtres les réflexions de Marcel Gauchet dans Un monde désenchanté ? Vous plaidez pour que, dans nos sociétés « sorties » de la religion, l’État permette aux institutions religieuses de participer aux délibérations collectives. Participent déjà à la vie de la société tout entière le Secours catholique, par exemple, et l’Enseignement catholique, associé sous contrat à l’Éducation nationale. Le civisme chrétien prôné par Marcel Gauchet convient à l’évêque républicain que vous êtes. Sa définition : « Une vision de l’ensemble social conforme aux valeurs religieuses, mais respectueux, simultanément, du caractère non religieux de cet ensemble. »

Il y a tout juste cent ans, Charles Péguy écrivait : « Le monde moderne a parfaitement réussi à se passer du christianisme, ce n’est plus un mystère aujourd’hui, ce n’est un secret pour personne. » Dans un monde qui se passe si bien de Dieu, il ne doit pas être commode parfois de répondre aux questions. Savons-nous assez entendre, demandez-vous, les questions qui touchent à la grammaire élémentaire de l’existence humaine : pourquoi vivre ? Pourquoi ne pas se donner la mort ? Comment se réconcilier avec soi-même et guérir des blessures inscrites depuis longtemps dans sa mémoire ? « Peut-on se pardonner à soi-même ? » demandait le père Pézeril. La réponse est non. On ne peut qu’être pardonné. C’est là que s’arrêtent psychothérapie et psychanalyse. Une des grandeurs du christianisme est de toujours pardonner.

Tout en haut de votre cathédrale d’Angoulême, un long christ roman, en pleine ascension, est couronné par les éclairs du Jugement dernier ou de l’Apocalypse. Un grand vent semble souffler sur cette façade de pierre, agitée par un mouvement d’anges et d’apôtres qui regardent monter le Christ. Autour du lui, les quatre évangélistes, inspirés par les quatre Vivants de la prophétie d’Ézéchiel. Entre eux, dit Ézéchiel, un feu qui va et vient, un feu d’où jaillit la foudre, et leur course en zigzag est celle de l’éclair. Les éclairs de l’Ancienne Alliance font rayonner à l’horizontale le Seigneur vertical de la Nouvelle Alliance. Vision splendide.

J’ai passé une journée dans votre ville, en votre absence, mais guidée par un prêtre de votre diocèse qui exerce son ministère à Jarnac, responsable par ailleurs de « trente clochers ». Je lui ai fait répéter ce chiffre, lui le trouvait naturel. Il m’a directement menée de la gare à la cathédrale. J’ai vu aussi le linteau dit de la Chanson de Roland, où l’évêque Turpin mène l’attaque contre les Sarrasins, et que vous jugez bien belliqueux pour figurer en pareil lieu !

Avec quelques-uns de vos proches, nous avons déjeuné dans la demeure qui jouxte la maison diocésaine. Devant : un jardin désordonné plein de grâce où les fleurs du printemps, pensées, arums, iris, myosotis, renoncules, cœurs-de-Marie, se mêlaient aux fraises et aux tomates. C’est le jardin dit de sœur Hélène. Que ne suis-je aussi bonne jardinière et cuisinière ! Au cours du repas, qui fut très gai, j’appris, entre autres, qu’à l’étranger, dans les pays lointains, on vous présentait comme évêque de Cognac, fameuse eau-de-vie, plutôt que d’Angoulême...

Je ne connaissais la ville de Lucien de Rubempré que par la description qu’en fait Balzac dans Illusions perdues. Le Balzac qu’honore Angoulême n’est pas celui qu’à notre grand regret nous n’avons pas accueilli, c’est un autre, Jean-Louis Guez de Balzac, surnommé « l’ermite de Charente ». Le correspondant de Descartes fut du premier groupe des fondateurs de notre Compagnie, mais il est plus célèbre en sa ville pour s’être penché sur la détresse des pauvres et leur avoir laissé sa fortune que pour avoir rénové la langue française.

J’évoquerai pour conclure la force des écrits chrétiens en temps de détresse, qui ont aidé bien des étrangers à cette religion. J’en prendrai pour exemple deux grands poètes de notre temps : un Argentin et un Palestinien. Juan Gelman ne revit jamais sa fille, enlevée par les « escadrons de la mort ». Cette jeune femme compte parmi les si nombreux « disparus » d’une terrible dictature. Quand Juan Gelman reçut l’an passé le plus grand prix littéraire espagnol, le prix Cervantès, il déclara dans son discours de remerciement : « Sainte Thérèse et saint Jean de la Croix ont eu pour moi une signification très particulière pendant l’exil auquel me condamna la dictature militaire argentine. Les lire alors d’un autre lieu m’a réuni avec ce que j’éprouvais moi-même, à savoir la présence absente de l’aimé. » Quant à Mahmoud Darwich, disparu l’an dernier, dont le seul véritable ennemi était la haine, il se disait touché par le « discours d’amour et de clémence » de celui qu’il appelait « le Palestinien ».

Nous sommes heureux d’accueillir avec vous, père, Monseigneur, un homme de paix.